Publié le 26 septembre 2025
À l’occasion de la Journée européenne des langues, Monsieur Pierre Reding, Commissaire à la langue luxembourgeoise, a rédigé cet article sur l’insertion de la langue luxembourgeoise dans la Constitution du Luxembourg.
L’inscription du Lëtzebuergesch dans la Constitution du Luxembourg : des éléments surprenants
Une constitution est la loi suprême qui régit le bon fonctionnement d’un État, qui définit les principes et valeurs de base à respecter par les institutions étatiques et à respecter lors de la rédaction de textes légaux, qui définit les droits fondamentaux des résidents, des administrés. En 2023, le Luxembourg s’est accordé une refonte approfondie de sa loi sur les lois en modifiant voire en précisant maintes questions, en les adaptant au contexte et aux défis du 21ème siècle. Au fond, le Luxembourg s’est donné une nouvelle constitution.
En outre, le nouveau texte, entré en vigueur le 1er juillet 2023, est la première constitution du Grand-Duché à mentionner la langue luxembourgeoise. Il élève le luxembourgeois à l’échelle constitutionnelle, et on ne peut que s’en réjouir. En effet, l’article 4. (1) stipule :
« La langue du Grand-Duché de Luxembourg est le luxembourgeois. La loi règle l’emploi des langues luxembourgeoise, française et allemande. »
Pour la petite histoire, mentionnons qu’une autre constitution a bien plus tôt au moins pensé au luxembourgeois, celle de la République Française dont l’article 75-1 dit : « Les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France. » Et, parmi les langues régionales, les commentaires de l’article mentionnent le francique-mosellan, donc le luxembourgeois.
Restons un moment avec la constitution de la France et voyons comment elle se prononce sur la langue française :
« Titre premier – De la souveraineté
Article 2.
La langue de la République est le français.
L’emblème national est le drapeau tricolore, bleu, blanc, rouge.
L’hymne national est « La Marseillaise ».
La devise de la République est « Liberté, Égalité, Fraternité ».
Son principe est : gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. »
Il est fort probable que les auteurs luxembourgeois se sont inspirés ailleurs lors de l’élaboration de leur texte, comme l’article 4 qui, dans son paragraphe (1) évoque la langue luxembourgeoise, se poursuit avec l’énumération des emblèmes nationaux, à savoir (2) le drapeau tricolore rouge-blanc-bleu, (3) les armoiries nationales et (4) l’hymne national « Ons Heemecht ». Mais pourquoi pas ! Il n’existe pas de droits d’auteur pour des constitutions, et le Luxembourg s’est également servi outre-Moselle et chez les Belges lors de l’élaboration d’autres parties de sa nouvelle constitution. C’est tout-à-fait légitime.
Certes, cet article 4 attribue à la langue luxembourgeoise les gloires constitutionnelles. Pourtant, aurait-on pu faire autrement, peut-être encore mieux, et mieux dans quel sens ?
Entre-temps, plusieurs juristes éminents se sont mis à commenter la constitution luxembourgeoise. Les versions commentées les plus importantes sont celles d’Alain Steichen d’une part et de Marc Thewes d’autre part. A première vue, il est surprenant qu’on commente un texte juridique censé être univoque. Mais l’existence seule de la jurisprudence nous montre que le droit est une science humaine, ne constitue guère une science exacte. Ce qui est souligné par le fait, que nos tribunaux mettent bien du temps pour formuler un jugement. La constitution n’est point divine mais un texte rédigé par des femmes et des hommes. Voilà pourquoi la contribution que vous êtes en train de lire ose également se prononcer au sujet de l’article 4., peut-être de façon plus personnelle.
Les commentateurs sont tout-à-fait dans leur rôle de juristes en décrivant la genèse du texte. Ils ne mettent nullement en cause la nécessité de s’occuper de la « question linguistique » dans la constitution. Steichen explique cette nécessité moyennant un regard en arrière et des faits historiques qui soulignent l’importance de la langue luxembourgeoise pour la population. Il conclut : « L’attachement à la langue luxembourgeoise et son importance pour le pays sont incontestables. » De manière plus neutre, Thewes décrit de manière très précise la rédaction des deux phrases concernant la langue, surtout les aller-retours entre la Chambre des Députés et le Conseil de l’État. Sans le moindre jugement, il constate par exemple que le parlement n’a pas suivi la recommandation du Conseil d’Etat en omettant la formule « langue nationale » pour désigner le luxembourgeois. Il montre également que le Parlement a mis la langue devant les emblèmes nationaux, tout comme nos voisins méridionaux.
Or, il y a lieu de ne pas perdre de vue les avis et prises de position émis par le « Conseil permanent de la langue luxembourgeoise » (CPLL) lors de la genèse du texte. Cet organe, créée en 2004 par la loi sur les instituts culturels et confirmé par la loi du 20 juillet 2018 relative à la promotion de la langue luxembourgeoise, s’est adressé à trois reprises à la Chambre des Députés avec des remarques et des suggestions de texte pour le moins surprenantes, et ceci aussi bien quant à la forme que quant au contenu.
Qu’est-ce qu’on attend d’un Conseil permanent de la langue luxembourgeoise à propos de l’inscription dans la constitution du statut des langues au Luxembourg ? Il faut bien qu’il se positionne en faveur du luxembourgeois, ce qu’il a fait. Son courrier du 20 octobre 2014 à l’intention du Président du Parlement commence avec l’alinéa suivant : « Le CPLL saluait voilà quelques années l’intention d’inscrire le luxembourgeois dans la constitution et avait proposé un texte précisant qu’il serait opportun d’y régler le statut des trois langues du pays, le luxembourgeois, le français et l’allemand. » Le CPLL « requiert de définir les langues du pays et notamment le luxembourgeois comme langues officielles », ce qui faciliterait au niveau international la reconnaissance de la situation langagière au Luxembourg. Jusque-là, rien de révolutionnaire : le Conseil censé défendre les intérêts de la langue luxembourgeoise réclame un attribut supplémentaire pour la langue, mais propose également d’aller plus loin et d’intégrer directement dans la constitution le statut des trois langues, c’est-à-dire l’objet de la loi du 24 février 1984 sur le régime des langues.
En 2019, dans sa troisième missive adressée au Parlement, le CPLL réitère presque mot par mot sa proposition de libellé formulée en 2015 :
« Le luxembourgeois est la langue nationale du Grand-Duché de Luxembourg.
Le luxembourgeois, le français et l’allemand sont les langues officielles du Grand-Duché de Luxembourg. Le français est la langue en matière législative.
La loi règle l’emploi des langues luxembourgeoise, française et allemande ainsi que de la langue des signes en matière administrative et judiciaire. La loi règle également les conditions concernant les compétences langagières nécessaires pour acquérir la nationalité luxembourgeoise.
L’État veille à promouvoir le luxembourgeois et la pluralité linguistique. »
De la loi de 1984, on aurait seulement dû garder l’article 4 sur les requêtes administratives :
« Lorsqu’une requête est rédigée en luxembourgeois, en français ou en allemand, l’administration doit se servir, dans la mesure du possible, pour sa réponse de la langue choisie par le requérant. »
Notons que lors du premier vote, la loi de 1984 a connu une approbation extraordinaire au sein des Députés. Or, lors du deuxième vote, par crainte d’exiger trop des fonctionnaires et des administrations en ce qui concerne la maîtrise de la langue luxembourgeoise, on a proposé un amendement de cet article 4 en ajoutant les cinq mots « dans la mesure du possible ». Cet amendement bienveillant mais juridiquement insensé, n’a pas seulement provoqué de longues discussions au Parlement, mais également l’opposition au texte de la part de trois députés et l’abstention au vote de cinq députés tous les partis politiques confondus.
Mais revenons au libellé stupéfiant suggéré par le CPLL. D’une part, il réintroduit la terminologie de langue nationale, une notion point connue ni dans le domaine de la linguistique ni dans le domaine du droit. Sur ce point, la formulation finalement retenue par le premier pouvoir, à savoir « La langue du Grand-Duché de Luxembourg est le luxembourgeois. » est à préférer. D’autre part, le texte du CPLL est beaucoup plus précis et plus complet sur les points suivants :
- Il attribue aux trois langues, au luxembourgeois, au français et à l’allemand le qualificatif de langues officielles et entérine de cette manière la triglossie du pays.
- Il définit immédiatement et clairement le français comme langue législative.
- Il fait renvoi à une loi pour ce qui est de l’emploi des langues et ne reste point muet à l’égard de la langue des signes, indispensable pour la communauté concernée et chère à nous tous.
- Il évoque la question des compétences linguistiques en matière d’obtention de la nationalité luxembourgeoise, la nationalité qui confère simultanément tous les droits dont jouit un citoyen de l’Union européenne.
- Finalement le CPLL reprend la notion de pluriglossie. Il fait preuve de la conviction, que la promotion de la langue luxembourgeoise et celle du plurilinguisme vont de pair. Et il attribue à l’Etat la mission de promouvoir les deux.
La position du CPLL, extrêmement nuancée, reflète le quotidien vécu au Grand-Duché et exprime de manière explicite le caractère polyglotte du pays. La phrase finalement retenue dans la Constitution ne fait que de façon implicite : « La loi règle l’emploi des langues luxembourgeoise, française et allemande. »
Quant à la forme, le CPLL s’exprime également à deux reprises de la même manière :
« Le CPLL estime que l’importance et la complexité de la situation langagière du pays sont telles qu’il vaut mieux consacrer un article spécifique de la constitution au statut des langues plutôt que de le faire dans le contexte d’un article portant sur les emblèmes nationaux. »
Cette position découle du fait qu’une langue est un système générique, en pleine modification permanente, un système vivant, ni statique ni aléatoire. Il y a quelques années, une initiative fut lancée en faveur du remplacement de la tricolore par le lion rouge en tant que drapeau national. Demain, on saurait chanter une autre chanson que « Ons Heemecht » comme hymne national. Les emblèmes ont certainement un passé historique qui justifie leur choix. Mais on peut allégrement changer ou modifier un emblème. On ne saura guère remplacer une langue.
Le premier pouvoir n’a pas considéré les recommandations du CPLL. Le libellé proposé était peut-être trop explicite, trop long. De plus, une constitution doit se prononcer sur un nombre presque interminable de sujets. Il y a donc lieu de respecter le choix qui a été fait, d’accorder à une constitution une certaine longévité qui, quant à elle, permet au texte d’accomplir ses missions, et de ne pas oublier que la première phrase de l’article 4. (1) « La langue du Grand-Duché de Luxembourg est le luxembourgeois », que cette phrase déclarative, affirmative, positive à contenu univoque, que cette phrase est rédigée… en français ! Elle est quand même sympathique, la situation langagière du Luxembourg.
Par Monsieur Pierre Reding, Commissaire à la langue luxembourgeoise